Eileen Gray, figure majeure du design et de l’architecture du XXe siècle
Eileen Gray (1878-1976) est une personnalité éminente de l’architecture et du design au XXe siècle. C’est une des pionnières de ces disciplines avec Charlotte Perriand (1903-1999), dont elle partage le goût pour l’innovation et l’indépendance. Débutant dans la peinture, Eileen Gray s’est progressivement tournée vers l’artisanat d’art, la décoration et l’aménagement d’intérieur, avant de concevoir des projets architecturaux novateurs pour son temps. Le travail d’Eileen Gray est foisonnant. C’est pourquoi nous avons pris le parti d’expliquer en quoi cet esprit libre a embrassé les transformations du design et de l’architecture au tournant des années 1920, époque charnière à laquelle s’exprime un renouveau des idées architecturales.

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Eileen Gray, de son vrai nom Kathleen Eileen Moray Smith, naît le 9 août 1878 à Enniscorthy dans le sud-est de l’Irlande, dans une sphère familiale très victorienne. Très vite, elle affirme un tempérament indépendant et décide d’entrer à la Slade School of Fine Art (section d’art de l’University College de Londres) en 1901. En 1902, elle retourne à Paris où elle avait vu en 1900 l’exposition universelle. Elle suit alors des cours à l’Académie Colarossi et à l’Académie Julian. Elle s’installe définitivement à Paris en 1907 où elle étudie le laquage sous la direction du maître laqueur et sculpteur d’origine japonaise naturalisé français, Seizo Sugawara.
Progressivement, Eileen Gray perfectionne son savoir-faire et réalise des panneaux de laque et des tapis (elle apprend à teindre et tisser) qu’elle commercialise dans 2 ateliers. En pleine période Art déco, ses panneaux de laques et bois rare attirent l’œil du collectionneur d’art Jacques Doucet : sa carrière est lancée. De 1919 à 1924, Eileen Gray se voit confier la décoration de l’appartement de Madame Mathieu Lévy (Suzanne Talbot), rue de Lota à Paris. Suzanne Talbot est alors une figure influente du monde de la mode à Paris.


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Avec les années 20, l’Art déco décline. Une nouvelle génération d’architectes et designers condamne le goût pour l’ornementation et développe un style nouveau empreint de rigueur géométrique et de nouveaux concepts architecturaux. Eileen Gray adhère aux idées nouvelles de l’époque. Dans le même temps, elle rencontre l’architecte d’origine roumaine Jean Badovici. Ensemble, ils réalisent et conçoivent la fameuse Villa E-1027, considérée comme un joyau de l’architecture moderne. Après la guerre, Eileen Gray continue d’être active, avec des projets cependant plus confidentiels.
Artiste Art déco à ses débuts – elle aime les matériaux précieux -, Eileen Gray voit sa carrière décoller au moment où de nouvelles idées dans les domaines de l’architecture et du design émergent. Des courants avant-gardistes comme De Stijl ou le Constructivisme « secouent » les codes classiques de l’époque. En France, l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes de Paris en 1925 esquisse déjà le talent moderniste de l’architecte Robert Mallet-Stevens. En Allemagne, Walter Gropius et Ludwig Mies van Der Rohe enseignent et préparent ce qui deviendra en architecture le style international…

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Esprit fin et ouvert, Eileen Gray adhère aux idées modernes. En 1929, elle fait ainsi partie des membres fondateurs de l’UAM (Union des Artistes Modernes) avec Robert Mallet-Stevens, Charlotte Perriand, René Herbst, ou encore Jean Prouvé. Ils enterrent l’élitisme de l’Art déco, et veulent un design fonctionnel, plus rationnel et adapté à une époque moderne.
Qu’est-ce qui a donc fait basculer Eileen Gray vers ces idées modernistes ? En 1923, elle visite une exposition dédiée au mouvement radical d’origine hollandaise De Stijl, à La Galerie de L’Effort moderne qui la frappe. Eileen Gray admire le designer et architecte Gerrit Rietveld. C’est pourquoi elle réalise en 1924 en hommage la Table De Stijl, un 1er pas vers la création de mobilier épuré et fonctionnel.

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Puis, en 1925, à l’occasion de la fameuse l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes de Paris, elle dénonce les « monstruosités de l’Art déco » et renie ses « vieilleries » Art déco, notamment ses lampes et bois laqués. À Utrecht, elle visite la célèbre Maison Schröder conçue par Gerrit Rietveld. Une ode architecturale à la ligne droite et l’angle droit et une volonté de créer des espaces de vie modulables…

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Dès lors, Eileen Gray enchaîne des projets nourris des idées avant-gardistes de l’époque. De 1926 à 1929, elle réalise avec son compagnon Jean Badovici un projet emblématique : la conception et l’aménagement intérieur de la Villa E-1027 à Roquebrune-Cap-Martin, joyau de l’architecture moderne. Si la maison revisite certains points de l’architecture moderne énoncés en 1927 par Le Corbusier, Gray et Badovici souhaitent un aménagement intérieur plus chaleureux et intime, et moins dicté par les concepts architecturaux du maître suisse.

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© Droits réservés ayants droit E. Gray et J. Badovici – Photographe Manuel Bougot.
Pour la Villa E-1027, Eileen Gray conçoit un mobilier conforme aux idées modernes de l’époque qui prônent l’assujettissement de la structure à la fonction, et l’usage de meubles à fonctions combinées. Qui plus est, on peut la considérer comme l’une des précurseurs du mobilier à structure acier tubulaire des années 1920, avec Marcel Breuer, Gerrit Rietveld et Charlotte Perriand.

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Les pièces de mobilier conçues dans les années 20 par Eileen Gray et la réalisation de la Villa E-1027 sont des témoins de l’évolution du design et de l’architecture de cette époque. Moderne, Eileen Gray a navigué entre les courants les plus marquants de son époque. Cependant, elle a toujours su imprimer sa marque pour dessiner une esthétique élégante et humaine, à l’image de sa personnalité. Tombé dans l’oubli dans la seconde moitié du XXe siècle, son travail est depuis une dizaine d’années redécouvert et évalué à sa juste valeur. En 2009, à l’occasion de la vente aux enchères de la collection Yves-Saint-Laurent – Pierre Bergé, le fauteuil aux dragons, une splendide pièce réalisée par Eileen Gray vers 1917-1919, s’est vendue 21,9 millions d’euros, ce qui en fait toujours à ce jour le 2e meuble le plus cher de l’histoire.

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François Boutard